Actes pratiques et strategie patrimoniale

À condition d’être correctement agencée, cette combinaison, à des fins libérales, de la société et de la fiducie-gestion apparaît ainsi opératoire et irréprochable à tous points de vue. On peut évidemment lui reprocher sa complexité et son manque d’adaptabilité en comparaison des vertus de simplicité attendues de la fiducie-libéralité27. Mais ce reproche, dont la pertinence doit être appréciée dans une perspective d’ensemble, soulève plus largement la question de la consécration directe de la fiducielibéralité par le droit français, question qui n’est pas simplement d’opportunité pratique, mais avant tout de principes et de méthode. 2. ... à la consécration ? 11 - Principes et méthode du droit français. –Ainsi qu’il a été dit, la question de la consécration de la fiducie-libéralité invite à s’interroger sur sa coordination avec l’organisation française de la transmission successorale, parce que cette organisation, qui repose sur un équilibre imposé entre le commandement de la loi et la souveraineté de l’individu, est l’expression d’un choix politique dont découlent les principes qui dominent la matière28. Dans cette perspective, sauf à ce que le droit français se renie, il ne saurait être légitimement attendu du mécanisme fiduciaire autant de liberté et de souplesse que le trust peut en procurer, dans les droits de common law, à celui qui désire planifier sa succession, étant donné que ces droits font au contraire très largement allégeance à la toute-puissance reconnue en principe à la volonté du disposant. Ainsi, serait-elle consacrée par le droit français que la fiducielibéralité n’en devrait pas moins composer avec la réserve et la saisine héréditaires qui veulent que, sur la fraction successorale soustraite à la liberté de disposition dude cujus, ses descendants reçoivent des biens ou droits exempts de toute sujétion qu’il pourrait vouloir leur imposer en qualité d’héritiers ou de gratifiés (C. civ., art. 912). Avancée au soutien de sa compatibilité avec le droit civil français, cette subordination de la fiducielibéralité à l’ordre public successoral français serait en effet la rançon de sa consécration. Avec, naturellement, le tempérament possible de la renonciation anticipée à agir en réduction dont il doit être admis par a fortiori qu’il permet de conforter une affectation patrimoniale imposée, puisqu’il autorise plus radicalement un abandon de tout droit possiblement. Au-delà, on devrait s’interroger sur la cohérence qu’il y aurait à introduire en droit français une institution aussi polyvalente que la fiducie-libéralité alors que la méthode suivie jusqu’à présent par le législateur consiste à attribuer à des mécanismes distincts, aux utilités limitées, ses différentes fonctions. Plus précisément, on devrait se demander si les restrictions et limites que la loi française assigne aux mécanismes qui servent d’alternatives à la fiducie-libéralité résultent de la technique employée, de sorte qu’elles pourraient être utilement levées par la consécration de fiducie en tant qu’institution libérale polyvalente, ou bien si elles procèdent au contraire d’un choix de politique dont il y aurait alors lieu soit de tirer pareillement les conséquences à son égard, soit de l’abandonner si l’on estime souhaitable le résultat qu’il ne serait pas actuellement possible d’atteindre. En somme, la comparaison des mérites de la fiducie en tant qu’institution libérale et des techniques qui lui servent aujourd’hui d’alternatives doit être conduite, non pas idéalement, mais en tenant compte de l’impératif de cohérence juridique et des exigences – méthodologiques et de principe – du droit français ; ce qui invite aussi à considérer les différentes implications d’une possible consécration de la fiducie-libéralité. A. - Les alternatives 12 - Fondations et fonds de dotationversusfiducie-libéralité. – À l’heure où les pouvoirs publics vantent, non sans excès et naïveté, le dynamisme de la philanthropie des pays decommon law29, la fiducie-libéralité, utilisée à des fins altruistes, pourrait objectivement remplir le rôle technique des charitable trusts. Aussi bien, dès l’introduction de la fiducie en droit français, on avait pu regretter que la prohibition de la fiducie-libéralité manifeste à cet égard« les réticences du droit français à un développement d’initiatives altruistes purement privées »30. Il est permis de voir les choses différemment et de s’inquiéter au contraire de la place décisionnelle grandissante laissée, dans le domaine de l’intérêt général, à des instances privées, de moins en moins contrôlées, qui peuvent servir, de manière parfois très militante, toutes sortes de causes aux implications politiques potentiellement lourdes. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de la fiducie-libéralité dans ce registre aurait pour conséquence de faire échapper la gestion des actifs au contrôle que l’État entend aujourd’hui exercer sur les fondations ou associations ou bien de la soumettre à une tutelle étatique qui la priverait de l’attrait que l’on pourrait vouloir y rechercher 31. Sauf à ce que la règle soit modifiée, elle placerait aussi cette gestion entre les mains des établissements financiers ou des avocats, qui sont actuellement les seuls habilités à exercer les fonctions de fiduciaires, alors qu’il n’est pas évident, pour le moins, qu’ils soient les mieux placés à l’exercer dans une perspective caritative. Quant aux avantages qui pourraient en résulter, en termes de souplesse et de promotion de la philanthropie, ils ne sont pas évidents non plus, alors qu’en admettant la disposition au profit d’une fondation à créer, en favorisant l’exécution des libéralités charitables au profit de causes générales sous la houlette de la Fondation de France, en organisant le régime des fondations abritantes et abritées, des fondations d’entreprise et des fonds de dotation et de pérennité, la jurisprudence et le législateur ont beaucoup fait pour favoriser le développement de la générosité privée32. Aussi bien, si une réforme d’ensemble pourrait être utile33, ce n’est pas sur ce terrain qu’il est ordinairement plaidé pour l’introduction de la fiducie-libéralité en droit français. 13 - Libéralités complexes ou avec charges versus fiducie-libéralité. –Utilisée comme moyen de transmission familiale de biens à forte valeur économique ou affective, à l’instar desfamily trusts, la technique présenterait a priori plus d’intérêts. Moins en ce qu’elle permettrait de protéger le patrimoine affecté contre l’insolvabilité et la prodigalité des gratifiés – dans la mesure de la quotité disponible, le droit positif permet déjà au disposant de rendre les biens donnés ou légués insaisissables entre les mains du gratifiés(CPC exéc., art. L. 112-2, 4°)et de les grever d’inalié27. V. Cl. Farge et J.-Fr. Desbuquois, Permettre la transmission de la fiducie-gestion : JCP N 2016, n° 39, 1284, n° 6 à 9. – D. Louis-Caporal, La fiducielibéralité, réflexion sur une opération prohibée : RTD civ. 2016, p. 49. 28. V. supra, n° 7. 29. V. là-dessus : Y. Lequette, Quelles destinées pour la réserve héréditaire ?, in C. Pérès et P. Potentier (dir.), Rapport du groupe de travail sur la réserve héréditaire, 2e vol. : DACS, 2019, p. 179. – V. Ph. Malaurie et Cl. Brenner, Droit des successions et des libéralités : 9e éd., 2020, n° 718. 30. C. Larroumet, La loi du 19 février 2007 sur la fiducie. Propos critiques : D. 2007, p. 1350. 31. Rappr. B. Robin et R. Lantourne, Osons la fiducie-gestion : Actes prat. strat. patrimoniale 2018, n° 1, dossier 2, n° 29. 32. Sur les possibilités qu’offrent les différents instruments actuels du mécénat et de la philanthropie : N. Raimon et S. Breuil (dir.), Les fondations en France : avenir et stratégies : Actes prat. strat. patrimoniale 2009, n° 2, dossier 4 à 10. – S. Schiller (dir.), Mécénat et philanthropie : Actes prat. strat. patrimoniale 2014, n° 2, dossier 12 à 23. 33. V. Rendre plus attractif le droit des fondations, rapp. Conseil d’État : Doc. fr. 1997. 40 ©LEXISNEXISSA - ACTESPRATIQUES&STRATÉGIE PATRIMONIALE - N° 2 - AVRIL-MAI-JUIN 2022 Dossier

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