La revue fiscale du patrimoine

ÉDITORIAL 4 La raison d’être, une apparence sans substance ? Il est heureux qu’il subsiste des parlementaires qui posent de bonnes questions juridiques au Gouvernement. Tel est le cas de celle posée par le sénateur Jérôme Bascher le 11 novembre 2021(question écrite n° 25359 de M. Jérôme Bascher : JO Sénat 11 nov. 2021, p. 6288). La question peut être résumée comme suit : peut-on considérer les enjeux sociaux et environnementaux motivant l’acte de gestion d’une entreprise, en particulier tels qu’ils peuvent se décliner à travers sa raison d’être ou sa qualité de société à mission, pour conclure que celui-ci ne constitue pas un acte anormal de gestion ? Rappelons que la loi Pacte(L. n°2019-486, 22 mai 2019 : JO 23 mai 2019) a introduit diverses innovations quant à la finalité des sociétés. L’article 1833 du Code civil précise que la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cet article prévoit que les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. Enfin, l’article L. 210-10 du Code de commerce énonce les conditions dans lesquelles une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission (adoption d’une raison d’être, définition statutaire des objectifs sociaux et environnementaux poursuivis, modalités statutaires du suivi de l’exécution de la mission, vérification par un organisme tiers, déclaration au greffe du tribunal de commerce de cette qualité). On ne le répétera désormais jamais assez avec le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance : « l’entreprise, elle doit être profitable mais elle doit aussi s’interroger sur les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Nous faisons œuvre utile pour que chacun sache bien quelle est sa responsabilité dans l’économie française » (Comprendre la Loi Pacte avec Bruno Le Maire : www.economie.gouv.fr/loi-pacte-croissance-transformation-entreprises#). Nous voici convaincus et même particulièrement enthousiastes à l’idée de mener à bien ce projet sociétal faisant apparaître le système capitaliste autrement que comme un monstre froid. Les préoccupations extra-financières sont désormais vraiment prises au sérieux : « Top départ ! », selon l’expression de notre collègue Renaud Mortier (R. Mortier, Top départ pour les sociétés à mission : Dr. sociétés 2020, comm. 35). Modérons l’enthousiasme... car, pour aller à l’essentiel et moyennant quelques nuances, l’administration fiscale est formelle : en dehors du mécénat et du parrainage, la réponse à la question est négative (Rép. du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance : JO Sénat 10 févr. 2022, p. 769). Selon le ministre, « le fait pour une entreprise de choisir d’allouer une fraction de son bénéfice à des actions socialement ou écologiquement responsables ne justifie pas, en soi, que le montant des dépenses réalisées soit déduit du résultat imposable »et « une entreprise ne peut procéder à la déduction de charges qui ne correspondent pas à une gestion normale, c’est-à-dire une gestion qui apparaît étrangère à ses propres intérêts économiques ». Une telle réponse interroge, s’agissant des sources et de la cohérence ou la contradiction de nos gouvernants d’une façon générale. N’y a-t-il pas dans une telle réponse une altération de la majesté de la loi ? Le législateur et le Gouvernement sont-ils en phase ? La loi Pacte est-elle véritablement un engagement politique sincère ou dupurpose washing gouvernemental ? (sur la discussion du côté des entreprises, H. Castelnau, Société à mission. – Purpose washing ou engagement sincère ? : JCP G 2022, doctr. 337, n° 10). Peu importe la réponse car le doute suffit à saper les objectifs de la loi. Si la loi promeut une attitude responsable des entreprises mais que cette finalité est aussitôt contredite par l’administration fiscale, alors comment convaincre que la loi n’est pas un simple artifice au service d’un discours gouvernemental ? La raison d’être est alors une apparence sans substance. Elle est en quelque sorte morte non pas dans sa présence mais dans sa substance. Après le top départ, vient alors le« Stoppez tout » ! Pourquoi une entreprise prendrait-elle une décision conforme à ces principes et altérant nécessairement sa rentabilité (il n’a évidemment jamais été critiqué fiscalement qu’une entreprise puisse prendre une décision socialement et environnementale utile, accroissant ses profits), au nom de sa responsabilité sociétale et environnementale, si c’est ensuite pour être sanctionnée fiscalement à travers la non-déductibilité des charges générées ou la taxation du profit auquel elle a renoncé ? À dire vrai, il est permis de douter que le juge de l’impôt ne prendra pas en compte de tels éléments. Certes, ils ne joueront pas au détriment de l’entreprise car il ne pourra lui être reproché, au titre de l’acte anormal de gestion, de ne pas les avoir considérés pour privilégier une décision de gestion générant un meilleur résultat. Mais l’inverse n’est pas vrai. Il ne s’agit pas ici de dire que l’entreprise ne doit pas été animée par le souci de générer un bénéfice mais simplement de considérer celui-ci dans une perspective de plus long terme – ce qui peut l’inciter à « renoncer à des profits de court terme pour viser une création de valeur durable » (rapp. Nicole Notat et Jean-Dominique Senard aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, du Travail, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, 9 mars 2018, p. 68-69) – en conformité avec son intérêt social et ses principes statutaires, étant rappelé que les entreprises ne sont pas tenues de tirer des affaires qu’elles traitent le maximum de profit. Olivier DEBAT professeur agrégé des universités co-directeur scientifique de la Revue fiscale du patrimoine

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