La revue fiscale du patrimoine

61 l’accord de Paris dans le cadre de leur stratégie de vigilance semble clore la discussion sur le point de savoir si la question climatique doit être intégrée ou non dans le devoir de vigilance des entreprises17. Néanmoins, une réelle difficulté pour les entreprises sera de savoir à quelle matrice se fier pour démontrer la compatibilité de leur stratégie avec la trajectoire climatique de l’accord de Paris. Dans l’attente d’une standardisation officielle18, il est d’ores et déjà possible de se référer aux recommandations de la TCFD19 ou à des pratiques de place faisant consensus telles celles du CDP20. 10. - Dans le même esprit, l’attention est aussi retenue par la délicate question de l’articulation entre le devoir général de vigilance qui serait ainsi instauré et celui existant dans différents règlements européens sectoriels tels celui relatif au bois et aux produits dérivés sur le marché (EUTR)21 ou celui relatif aux minerais provenant de zones de conflit22. Est-ce que le devoir général de vigilance devrait absorber les autres qui tendraient à disparaître, ou doit-on au contraire les maintenir en les renforçant ? C’est la proposition faite par le rapport de la mission d’information relative à la loi vigilance française, dont la recommandation n° 9 est d’« harmoniser l’architecture européenne du devoir de vigilance autour d’une réglementation générale au sein de laquelle les réglementations sectorielles existantes [...] pourraient s’inscrire comme des obligations de vigilance renforcée ». 11. - Au-delà de cette stratégie très générale de vigilance, le devoir vient se concrétiser dans des obligations qui sont enrichies par rapport au modèle français. Les administrateurs seraient redevables de la prise en compte des conséquences de leurs décisions sur la durabilité de l’entreprise à court, moyen et long terme 2. Des obligations de vigilance enrichies par rapport au modèle français 12. - On ne doit pas s’étonner que la proposition de directive soit plus engagée que le modèle français sur les obligations de vigilance proprement dites ; souvenons-nous de la révolution que constituait en 2017 l’adoption d’une telle loi au terme de débats très houleux de plus de 3 ans. Les esprits ont eu le temps de s’acclimater à ce mécanisme très novateur et ont pu en apprécier les bienfaits, ce qui autorise aujourd’hui à aller plus loin dans les démarches attendues des entreprises. Empruntant à la fois au modèle français et à celui de la loi allemande adoptée en 2021, la proposition suggère des équilibres attentifs tant aux attentes des ONG, et partant de la société civile, qu’au besoin de sécurité juridique des entreprises. 13. - S’agissant premièrement du champ d’application du texte, il est beaucoup plus vaste que celui de la loi française : les seuils sont considérablement abaissés, tant au regard de la loi française que de la loi allemande, et cumulent la prise en considération du nombre de salariés et de l’importance du chiffre d’affaires. Ainsi, seraient soumises à l’obligation de vigilance les entreprises 17  F.-G. Trébulle, Responsabilité et changement climatique : quelle responsabilité pour le secteur privé ? : Énergie - Env. - Infrastr. 2018, dossier 24. - J. Rochfeld, L’apport de la loi vigilance en matière environnementale et climatique, in Entreprises et Communs : RTDH, n° 19/2021, p. 22. 18  Le groupe consultatif européen sur l’information financière (EGRAG), qui est chargé de travailler sur les actes délégués de la taxonomie européenne, a publié le 8 septembre 2021 un projet de rapport type climat, Climate standard prototype, qui dessine les grandes lignes d’une standardisation. - EFRAG, Climate Standard prototype, Working paper, 8 sept. 2021. 19  Task Force on Climate-related Financial Disclosures. 20 Climate Disclosure Project. 21  PE et Cons. UE, règl. (UE) n° 995/2010, 20 oct. 2010, établissant les obligations des opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché : JOUE n° L 295, 12 nov. 2010, p. 23. 22  PE et Cons. UE, règl. (UE) 2017/821, 17 mai 2017, fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque : JOUE n° L 130, 19 mai 2017, p. 1. 23  V. not. PE et Cons. UE, règl. (UE) 2016/679, 27 avr. 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE, dit « RGPD », art. 3, § 2 : JOUE n° L 119, 4 mai 2016, p. 1 ; JCP E 2016, act. 422 ; JCP E 2016, 1323 à 1329. 24  Rapp. d’information AN n° 5124, 24 févr. 2022, sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, préc., p. 40, recomm. n° 2. 25  Contra E. Groulx et B. Parance, Regards croisés sur le devoir de vigilance et le Duty of care : JDI 2018, doctr. 2, p. 6. de plus de 500 salariés et qui réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions d’euros. Ces seuils seraient encore abaissés (250 salariés et 40 millions d’euros de chiffre d’affaires) pour les entreprises opérant dans des filières particulièrement sensibles aux sujets de droits humains et d’environnement (secteurs textile, agro-alimentaire et extractif).De plus, il est remarquable que, s’inspirant d’autres textes européens23, la proposition de directive s’autorise une forme d’application extraterritoriale à des sociétés qui ne sont pas immatriculées sur le territoire européen mais qui y opèrent des activités, là où la loi française avait timidement choisi de ne s’appliquer qu’aux sociétés immatriculées en France. Seraient ainsi soumises aux obligations de vigilance les sociétés rattachées à un pays tiers mais qui exercent des activités générant plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires sur le territoire européen, ce qui permettrait d’écarter une rupture de concurrence avec les entreprises européennes. Toutefois, il est certain que cette disposition sera complexe à mettre en œuvre du point de vue du rattachement du chiffre d’affaires au territoire européen. Notons que dans un souci de cohérence tout à fait opportun, la proposition de directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CRSD), sur laquelle s’est prononcé le Parlement européen le 15 mars 2022, s’attache aussi à rendre obligatoire ses dispositions pour les sociétés étrangères opérant sur le territoire européen. 14. - En outre, la proposition de directive est particulièrement intéressante en ce qu’elle vient étendre les obligations de vigilance sur toute la chaîne de valeur de l’entreprise. Ne perdons pas de vue que la volonté politique ayant abouti à l’adoption de la loi française avait été suscitée par le drame du Rana Plaza en mars 2013, l’effondrement d’un immeuble abritant un atelier de confection de textile qui avait provoqué le décès de 1 100 ouvrières. L’ambition première était donc de responsabiliser les grandes entreprises sur toute leur chaîne de valeur afin qu’elles puissent y insuffler les pratiques responsables qu’elles développent en leur sein, et qu’elles préviennent les dommages pouvant résulter des impacts liés à leurs activités. C’est la recommandation que livre le rapport de la mission d’information sur la loi française qui indique que, quelle que soit la terminologie retenue, il faut s’assurer que la future réglementation européenne inclut dans le champ du devoir de vigilance l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises donneuses d’ordre, et qu’il faudrait réformer le droit français à cet égard afin de dépasser le champ restreint de la notion française de « relation commerciale établie »24 que certains interprètent comme signifiant qu’il convient de s’arrêter aux fournisseurs de rang 125. 15. - Allant dans ce sens, la proposition de directive prévoit que les obligations de vigilance devraient être prises au regard des impacts des activités de trois catégories d’entités, l’entreprise elle-même, ses filiales et ses relations commerciales établies. Cette dernière notion fait référence aux fournisseurs et sous-traitants avec lesquels l’entreprise entretient une relation d’affaires directe ou indirecte, celle-ci étant définie comme une relation directe ou indirecte avec tout partenaire dès lors qu’elle est ou devrait être durable et ne représente pas une partie négligeable de la chaîne de valeur. Comme l’affirme Didier Reynders au sujet des objectifs poursuivis par la future directive, « la proposition change véritablement la donne en ce qui concerne la manière dont les entreprises exercent leurs activités tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur

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