La revue fiscale du patrimoine

STRATÉGIE INTERNATIONALE 60 À la suite d’une étude sur le devoir de diligence des sociétés au sein de l’Union européenne publiée par la Commission en janvier 20207, le commissaire européen à la justice Didier Reynders avait affirmé en avril 2020 le besoin d’une directive européenne sur la gouvernance durable d’entreprise qui serait articulée autour d’un devoir de vigilance des entreprises et d’une responsabilité des administrateurs portant sur une stratégie de durabilité. 5. - Dans son prolongement, le rapport sur la gouvernance durable d’entreprise de décembre 2020, porté par le député européen Pascal Durand, avait émis l’idée audacieuse d’obliger les administrateurs à définir une stratégie de durabilité de l’entreprise8, après avoir insisté sur le caractère primordial de la refonte de la directive Barnier du 22 octobre 2014 relative au reporting extrafinancier. À cet égard, la Commission européenne a publié le 21 avril 2021 une proposition de directive en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CRSD)9 qui suggère des avancées importantes, lesquelles ont été majoritairement reprises par la position du Parlement européen sur ce texte adoptée le 15 mars 2022. Le terme de durabilité vient se substituer à celui d’extra-financier, ce qui est hautement significatif, à l’instar des règlements européens du 27 novembre 2019 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur financier et du 18 juin 2020 relatif à la taxonomie qui vient établir un système de classification qui permet d’identifier les investissements « verts »10. 6. - Il apparaît ainsi que les institutions européennes ont la ferme volonté de défendre une nouvelle conception du rôle des entreprises à l’égard de l’ensemble des composantes de la société et face aux défis environnementaux et sociétaux du XXIe siècle ; cette volonté prend place de manière plus générale dans l’aspiration à devenir le chef de file mondial de la transition juste11 à travers le Green deal. C’est ainsi tout un éventail de mécanismes qui permet de décliner cette ambition, éventail dans lequel prend place la présente proposition de directive relative à la vigilance des entreprises. Or, sur ce sujet comme sur bien d’autres, une vision européenne harmonisée est essentielle pour permettre aux entreprises de dépasser les difficultés inhérentes à un maquis de réglementations nationales différentes, en particulier lorsqu’elles opèrent sur des territoires très vastes. Selon les termes du commissaire Thierry Breton, la directive relative au devoir de vigilance permettra d’écarter le risque de fragmentation des règles nationales qui ralentit les progrès en direction des bonnes pratiques. 7. - Le texte est assurément ambitieux, venant proposer aux entreprises concernées de placer le devoir de vigilance au cœur de leur stratégie. Ainsi, audelà d’un plan de vigilance à l’image du modèle français, il serait attendu des entreprises qu’elles intègrent une attitude de vigilance dans l’ensemble de leur stratégie d’entreprise (article 5) : cela se concrétiserait dans une description de 7  Comm. UE, Study on due diligence requirements through the supply chain, Final report, janv. 2020. - B. Lecourt, Pour un texte européen sur le devoir de vigilance : Rev. sociétés 2020, p. 315. 8  Rapp. sur la gouvernance durable d’entreprise (2020/2137(INI)), rapporteur P. Durand, V. en particulier p. 17 : « Votre rapporteur estime qu’il est nécessaire de mettre en place un nouveau cadre garantissant aux membres des organes d’administration, de direction et de surveillance des entreprises la responsabilité collective de définir, de publier et de suivre une stratégie de viabilité des entreprises. Ce devoir doit prévoir la prise en compte de l’intéret des parties prenantes susceptibles d’etre affectées de manière défavorable par les activités de l’entreprise. Votre rapporteur est d’avis que la stratégie de durabilité devrait comporter des objectifs mesurables, spécifiques, assortis d’échéances et fondés sur des données scientifiques, conformes aux engagements pris par l’Union au niveau international. Elle devrait également inclure des politiques en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, la meilleure intégration des droits des travailleurs dans les activités de l’entreprise et une définition d’une politique salariale équitable, ainsi que des questions sectorielles et/ou géographiques ». 9  Proposition de directive modifiant les directives 2013/34/UE, 2004/109/CE et 2006/43/CE ainsi que le règlement (UE) n° 537/2014 en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, Doc. COM (2021) 189 final, 21 avr. 2021. - B. Lecourt, Publication d’informations en matière de durabilité : proposition de directive modifiant les dispositions de la directive RSE : Rev. sociétés 2021, p. 661. 10  Sur lesquels, V. C. Gardes et M. Fournier de Saint Jean, Les nouvelles obligations déclaratives des émetteurs et des investisseurs, in dossier spécial Quels enjeux réglementaires, juridiques et de mise en œuvre pour le développement de la finance durable ? : CDE 2022, dossier 2. 11  Sur laquelle, V. La transition juste, un concept pertinent pour la finance durable ?, in dossier spécial Quels enjeux réglementaires, juridiques et de mise en œuvre pour le développement de la finance durable ? : CDE 2022, dossier 2. 12  Guide OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises, 2018. 13  L. n° 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte » : JO 23 mai 2019, texte n° 2 ; JCP E 2019, act. 359. - V. pour un dossier sur la loi Pacte, JCP E 2019, 1317 et s. 14  P.-H. Conac, L’article 1833 et l’intégration de l’intérêt social et de la responsabilité sociale de l’entreprise : Rev. sociétés 2019, p. 570. - P. Abadie, Le volet RSE de la loi Pacte, aspects pratiques : BRDA 2019, p. 19. 15  Haut Comité juridique de la Place financière de Paris, Rapport sur la responsabilité des sociétés et des dirigeants en matière sociale et environnementale, juin 2020. 16  A.-M. Ilcheva, Condamnation de Shell aux Pays-Bas, la responsabilité climatique des entreprises pétrolières se dessine : D. 2021, p. 968. - F.-G. Trébulle, La responsabilité des entreprises de diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre : réflexions à propos d’une décision du tribunal de district de la Haye : Énergie - Env. - Infrastr. 2021, comm. 86. leur démarche de vigilance, y compris sur le long terme, dans l’établissement d’un code de conduite décrivant les principales règles déclinées au service de cette politique pour l’entreprise et ses filiales, et dans une description de tous les mécanismes de contrôle de la bonne mise en œuvre de leur politique. Il y a là les premiers pas d’une politique très générale de vigilance qui aurait vocation à intégrer tous les segments de l’entreprise. C’est un mouvement tout à fait intéressant qui aurait pour effet de doter d’une force normative les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et leur déclinaison dans le guide sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises adopté en 201812, et les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, qui sont tous des principes de droit souple. Les considérants de la proposition de directive y font largement référence, tout comme en son temps l’exposé des motifs de la loi française qui expliquait tendre à donner force de loi à ces principes. 8. - Dans cette perspective, les administrateurs seraient redevables de la prise en compte des conséquences de leurs décisions sur la durabilité de l’entreprise à court, moyen et long terme, y compris sur les droits humains, le changement climatique et l’environnement lorsque c’est pertinent (article 25). On pourrait voir dans cette obligation la reprise des termes du nouvel article 1833 du Code civil français tel qu’issu de la loi Pacte de 201913 selon lequel toute société doit être « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »14. Mais ce sont alors les mêmes questionnements qui seront soulevés sur les conséquences de cette obligation du point de vue de la responsabilité des administrateurs15. 9. - La proposition prévoit en outre que les entreprises élaborent un plan permettant de garantir que leur stratégie d’entreprise est compatible avec une trajectoire à 1,5°C conformément à l’accord de Paris (article 15 de la proposition). Ce point est très significatif de l’ambition européenne, alors même que des discussions sans fin ont eu lieu sur la normativité de l’accord de Paris à l’égard des entreprises, normativité dont on ne pourra plus douter. Ce choix a pu être en partie influencé par le jugement historique rendu par le tribunal de district de La Haye du 26 mai 2021 dans l’affaire Shell16: afin de justifier la condamnation du groupe à une réduction de ses émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 45 % d’ici 2030, le tribunal s’est fondé sur le droit commun de la responsabilité civile et le standard de comportement d’une entreprise prudente et raisonnable pour apprécier que Shell avait manqué à son devoir d’observer une diligence raisonnable en ne définissant pas à l’échelle du groupe une stratégie de réduction compatible avec la trajectoire de décarbonation tracée par l’accord de Paris. Ce faisant, le tribunal a jugé que l’accord de Paris était devenu la norme de référence pour apprécier la trajectoire de réduction des émissions carbone des entreprises. En outre, cette nouvelle obligation pour les entreprises de se situer dans la trajectoire de

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