21 11. - Classiquement, le marché de l’art attribue une valeur marchande au support de l’œuvre plutôt qu’à l’œuvre elle-même. Si ce prisme se vérifie pour beaucoup d’œuvres numériques, il ne peut s’appliquer au non-fungible token qui n’est en réalité qu’un lien numérique crypté avec l’œuvre. Certes, l’art numérique n’est pas tangible par essence mais s’incarne nécessairement dans un support, que ce soit une clé USB, une carte mémoire, un espace de stockage… CONSEIL PRATIQUE La transmission du « bien » va consister dès lors à céder des identifiants et mots de passe qui ne sont pas des biens à proprement parler, mais des moyens d’accès à des contenus. S’il est aisé de les révéler à l’occasion d’un acte de donation, on entrevoit très vite l’intérêt pour le titulaire d’une œuvre numérique d’anticiper sa succession numérique. Le de cujus devra, dans un testament par exemple, ou dans tout autre document accessible aisément après son décès, avoir pris soin de révéler les moyens d’accès aux œuvres numériques dont il est titulaire. 12. - Ainsi, le NFT pourrait être mis à profit pour assurer une traçabilité de l’œuvre, et peut-être même définir les contours d’un nouveau certificat d’authenticité17. B. - La pérennité des œuvres 13. - La pérennité des œuvres est une question fondamentale car sans pérennité, la valeur est moindre et, surtout, l’œuvre ne pourra pas être transmise. La pérennité de l’œuvre dépend en grande partie de la pérennité du support. Dès lors, l’obsolescence rapide de ce dernier, qu’il s’agisse du matériel ou des programmes, est un risque important. 14. - S’agissant du matériel, il apparaît que les composants des œuvres d’art robotique peuvent s’user ou se casser18. La question se pose aussi pour certaines œuvres d’art vidéo. Ainsi, la question s’est posée du remplacement d’un tube cathodique d’une installation de Nam June Paik sans risque de dénaturation de l’œuvre19. Après quelques hésitations, le musée de Seoul, propriétaire de l’œuvre, a décidé de le remplacer par une pièce similaire d’époque, en concédant que la solution ne serait pas pérenne. Les propriétaires privés peuvent être confrontés aux mêmes problématiques. Que l’œuvre soit réparée ou non, on peut se demander si elle peut encore être considérée comme authentique. 15. - S’agissant des logiciels, dans les premiers temps de l’art informatique, les artistes créaient leurs propres logiciels, ce qui rendait l’œuvre relativement indépendante. Mais aujourd’hui, les artistes utilisent des programmes de conception existants. Dans ce cas, l’œuvre est dépendante d’un système qui n’appartient ni à l’artiste, ni à l’acquéreur de l’œuvre, qui risque ainsi d’être privé de la possibilité de profiter de celle-ci si le programme n’est plus mis à jour ou exploité. Cette hypothèse s’est vérifiée en décembre 2020, lorsqu’Adobe a arrêté l’exploitation d’Adobe Flash Player, ce qui empêche le contenu de s’exécuter. Certaines œuvres sont donc perdues de ce fait. 16. - Ainsi, quelle que soit la technologie utilisée, la pérennité de ces œuvres n’est pas assurée, ce qui amène à se demander si ces œuvres ne seront finalement pas « mortes » avant le collectionneur. Selon certains, la durée de vie de ces œuvres est d’environ 5 ans (pour la suite, il faut des mises à jour des logiciels, des changements de pièces…). L’apparition d’œuvres intégralement digitales, 17 V. not. G. Goffaux Callebaut, Blockchain et marché de l’art, in dossier Blockchain, smart contrats et droit : AJCA 2019, p. 324. 18 On retrouve les mêmes problématiques pour certaines œuvres des années soixante/soixante-dix utilisant du plastique. 19 A. Gratien, En Corée, la restauration d’une installation de Nam June Paik est un casse-tête : Journal des Arts, 12 sept. 2019. 20 Un parallèle peut être fait avec l’art conceptuel. 21 Les derniers articles s’intéressant à ce sujet datent des années 2010-2012. Le marché de l’art étant un marché mouvant, ces tendances ne sont donc pas utilisables. 22 R. Demichelis, Une œuvre générée par une intelligence artificielle adjugée 350 000 dollars : Les Échos, 25 oct. 2018. 23 R. Azimi, Que valent les œuvres d’art créées par intelligence artificielle ? : Le Monde, 27 janv. 2020. 24 J. Mertens, « Crossroad » : Une vidéo d’art numérique vendue 6,6 millions de dollars lors d’une vente aux enchères : 20 Minutes, 3 mars 2021, www.20minutes.fr/high-tech/2989247-20210302-une-videod-art-numerique-adjugee-6-6-millions-de-dollars (dernière consultation le 24 oct. 2021). 25 On pense par exemple aux œuvres de Joseph Kosuth de Donald Judd. détachées de tout support, ne règle qu’une partie de la question, mais il est à craindre que les technologies blockchain, support de certaines créations, connaissent les mêmes problèmes d’obsolescence un jour. Si toutefois certaines œuvres survivent, la question se pose alors de leur évaluation dans le cadre de leur transmission. 2. Comment évalue-t-on l’œuvre lors de la transmission ? 17. - L’évaluation de ces œuvres soulève des problématiques communes pour les œuvres liées à un support ou totalement dématérialisées20. L’évaluation relève d’approches différentes selon qu’elle est faite par le marché ou par l’administration fiscale. A. - L’évaluation par le marché 18. - L’évaluation par le marché va être utile dans le cadre de la liquidation et du partage de la succession. Les valeurs serviront à calculer les éventuelles réductions et la valeur globale de la masse à partager. Dans ce cadre, les œuvres numériques se feront sur la valeur de marché. 19. - Sur ce point, au regard de la faible part de ce marché, il existe peu de chiffres sur l’art numérique. Pour l’heure, les rapports Artprice et Hiscox n’évoquent le numérique qu’à travers la digitalisation des outils de vente, pas pour les œuvres numériques elles-mêmes21. Parmi les rares exemples récents que l’on peut trouver, on peut en citer trois. Le premier exemple touche à l’art issu de l’intelligence artificielle. Le Portrait d’Edmond de Belamy vendu plus de 430 000 dollars en octobre 201822 mais, en novembre 2019, deux autres œuvres d’Obvious, réalisées selon le même principe, ont connu des enchères bien moins importantes : la Baronne de Belamy a plafonné à 25 000 dollars, et une œuvre inspirée d’estampes japonaises à 16 250 dollars23. Le deuxième exemple est celui d’une vidéo d’art numérique, authentifiée via une blockchain, acquise en octobre 2020 pour 67 000 dollars, qui a été revendue début 2021 à 6,6 millions de dollars24. Le troisième exemple tient aux NFT. À ce titre, l’exemple le plus médiatisé est celui de la vente de Beeple pour 69 millions de dollars. REMARQUE À cet égard, il faut souligner l’importance du certificat d’authenticité pour s’assurer que l’œuvre est bien celle créée par l’artiste ou sous son contrôle. Typiquement, l’œuvre numérique est ce qu’on appelle un multiple, au même titre que les lithographies ou les bronzes. Mais les œuvres numériques sont plus simples à copier et les contrefaçons sont peu coûteuses. Dès lors, le certificat d’authenticité, pratique courante du marché de l’art, permettra de rassurer l’acheteur. Ces certificats ne sont pas réglementés de manière spécifique. Toute personne peut rédiger ce certificat. Ce peut être l’artiste, son galeriste, ses ayants droit, ou un expert. La seule contrainte tient, pour les professionnels du marché, à l’utilisation de certains termes bien définis par le décret Marcus de 1981, permettant ainsi de préciser le degré d’authenticité de l’œuvre. Ces certificats sont essentiels pour des œuvres dématérialisées, comme en attestent les certificats qui ont été délivrés pour des œuvres d’art conceptuelles dès les années soixante25.
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