La revue fiscale du patrimoine

20 STRATÉGIE PATRIMONIALE parle de computer art, mettant ainsi l’accent sur la machine7. On évoque ensuite successivement l’art informatique, l’art électronique, l’art interactif, l’art virtuel, l’art en réseau, le cyberart puis, depuis quelques années, l’art numérique. À ce titre, on peut évoquer les œuvres récentes réalisées par intelligence artificielle, comme le Portrait d’Edmond de Belamy réalisé par le collectif français Obvious8, ou les œuvres qu’on pourrait qualifier de totalement numériques, comme les photos numériques de Kevin Abosh – enregistrées dans une blockchain, tokenisée et vendue à 10 acquéreurs – ou la vidéo de Beeple vendue en mars 2021. Selon les spécialistes, appartient à l’art numérique « toute œuvre d’art réalisée à l’aide de dispositifs de traitement automatique de l’information »9. Le terme est donc assez général. Il y a hétérogénéité du patrimoine numérique, et il y a hétérogénéité de l’art numérique. 4. - Longtemps, l’essentiel de l’art numérique, et spécialement l’art vidéo – prépondérant sur ce marché10 – a eu besoin d’un support pour être partagé avec le public (un écran, un espace dédié, la façade d’un immeuble…), ce support ayant ou non une spécificité. Mais les ventes de ces derniers mois ont révélé l’importance des NFT, non-fungible tokens (littéralement, les « jetons non fongibles »), qui peuvent, dans certains cas, relever de l’art numérique11. Dans ce cadre, les notaires ont encore des défis à relever avec ces « NFT artistiques ». 5. - Cette évolution soulève des questions importantes. Jusqu’à présent existait un lien étroit entre l’œuvre et son support matériel (un tableau, une photographie, une sculpture…) ; aujourd’hui, il n’y a plus de support, et l’œuvre électronique peut être dupliquée à l’infini. Le tokenest défini par l’article L. 552-2 du Code monétaire et financier comme un « bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen [d’une blockchain] permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ». En plus d’être un bien incorporel, il est un bien non fongible. À cet égard, il faut rappeler que l’article 587 du Code civil définit les biens fongibles comme des biens qui peuvent être remplacés par d’autres biens de qualité et de nature comparables. Le NFT n’est pas remplaçable. Le jeton recrée de la rareté dans un univers numérique d’abondance : il donne de la valeur à l’œuvre numérique qui n’est plus duplicable à l’infini. En réalité, cela revient à créer un titre sur l’œuvre d’art numérique qui est dès le départ un fichier informatique. 6. - Dès lors, l’œuvre d’art numérique soulève de nombreuses questions juridiques. D’abord, le numérique remet en cause la notion d’original puisqu’il est a priori reproductible à l’infini. Dès lors qu’il peut y avoir une infinité d’œuvres originales, la question se pose de la détermination de sa valeur. Le numérique soulève également des difficultés quant à la certitude de sa provenance : la duplication est simple, l’œuvre est facilement reproductible et donc falsifiable. Certes, les NFT, par l’utilisation de la blockchain, tendent à recréer de la confiance, mais ils ne suffisent pas à résoudre ces questions de provenance. En outre, les œuvres numériques peuvent être perdues, détruites ou devenir illisibles, ce qui peut, dans certaines circonstances, les apparenter à de l’art éphémère. Enfin, la valeur de ces œuvres est délicate à fixer, ce qui entraîne un certain nombre de questions patrimoniales. Dans ce cadre, la question générale qui se pose est de savoir quelles 7  E. Couchot et N. Hillaire, L’art numérique – Comment la technologie vient au monde de l’art : Flammarion, coll. Champs arts, 2003, not. p. 37. 8  Reproduction par imprimante d’une image conçue par un algorithme à partir d’un corpus de 15 000 œuvres existantes. 9  E. Couchot et N. Hillaire, L’art numérique – Comment la technologie vient au monde de l’art : Flammarion, coll. Champs arts, 2003, p. 38. 10  B. Lamarche, propos lors de la table ronde, Marché institutionnel, marché des galeries, commande publique, in Un art contemporain numérique. Conservation, diffusion et marché, 2016, www.fondationlanglois.org/html/f/page.php?NumPage=2301 (dernière consultation le 24 oct. 2021). 11  Ainsi, ont pu être vendus récemment sous forme de NFT des mèmes et des tweets. 12  Propos rapportés de P. Cornette de Saint-Cyr, in M.-L. Desjardins, L’économie de l’art numérique – L’avenir vu par les professionnels, 27 avr. 2010 : www.artshebdomedias.com/article/260410-economie-deart-numerique-avenir-vu-par-les-professionnels/ (dernière consultation le 24 oct. 2021). 13  V. H. Bellet, Bruxelles prend les néons de Dan Flavin pour des lampes : Le Monde, 26 janv. 2011. – E. Fedeli, Commission européenne : Bill Viola et Dan Flavin ne font pas de l’art : Les Échos, 29 janv. 2011. 14  C’est le cas notamment d’Antoine Schmitt qui « a fait le choix, platonicien, de commercialiser sur clé USB et avec acte d’authenticité ses programmes qui sont à ses yeux l’essence même de ses œuvres, d’autres formules sont possibles » : V. Boutet de Monvel, L’Art Numérique dans le marché de l’Art contemporain : Digitalarti News’s Blog, https://antoineschmitt.com/wp/wp-content/uploads/2011-article– digital-arti-art-numerique-marche-contemporain.pdf (dernière consultation le 24 oct. 2021). 15  À l’origine, les artistes créaient eux-mêmes leurs propres logiciels, mais il existe depuis plusieurs années des logiciels de création numérique qui permettent le traitement en temps réel de flux sonores, graphiques et vidéos : www.artinternet.fr/quest-ce-que-lart-numerique/. 16  V. les propos d’Éric Dereumaux, directeur de la galerie RX à Paris, cité in V. Boutet de Monvel, L’Art Numérique dans le marché de l’Art contemporain : Digitalarti News’s Blog, https://antoineschmitt.com/wp/ wp-content/uploads/2011-article–digital-arti-art-numerique-marche-contemporain.pdf. sont les spécificités de ces œuvres s’agissant de leur transmission ? Pour répondre à cette question générale, il faut se poser deux autres questions : que transmeton ? Comment évalue-t-on l’œuvre lors de la transmission ? 1. Que transmet-on ? 7. - La définition de l’objet de la transmission en matière d’art numérique est délicate et soulève deux questions essentielles. La première est celle du lien de l’œuvre numérique au support ; la seconde est celle de la pérennité des œuvres numériques. A. - La question du lien de l’œuvre au support 8. - La question du lien de l’œuvre au support est essentielle. Aujourd’hui encore, la plupart des œuvres numériques nécessitent un support matériel spécifique. L’existence de ce support doit être mise en lien avec le comportement des collectionneurs qui, pour beaucoup, désirent posséder l’œuvre. Ainsi, les professionnels du marché considèrent que, « pour qu’il y ait collection, il faut qu’il y ait possession et marché, il faut que l’on puisse revendre »12. 9. - Pour beaucoup d’œuvres, cela passe donc par la vente d’un support. C’est le cas notamment pour certaines installations vidéo de Bill Viola qui ont pu soulever des difficultés de qualification lors de passages en douane. Plus précisément, en 2010, la Commission européenne a refusé d’octroyer la TVA au taux réduit dévolue aux œuvres d’art à des installations vidéo de Bill Viola. À leur égard, elle a jugé que « les composants ont été légèrement modifiés par l’artiste, ce qui ne modifie pas leur fonction originale de lecteurs vidéo et de hauts parleurs »13. Ainsi, ces œuvres d’art ne sont pas reconnues comme telles à l’exportation, ce qui entraîne l’application de la TVA à taux plein. Il faut ajouter que les douanes anglaises, saisies à l’origine, déniaient la qualité d’œuvre à ces deux installations mais entendaient les taxer non sur la valeur du matériel d’occasion, mais sur le prix des pièces en galerie. Par ailleurs, certains artistes numériques vendent des formes figées de leurs œuvres en mouvement, sous forme de photographies, de DVD ou de clés USB14. De façon générale, ce sont dans ces formats stables ou stabilisés que l’art numérique se commercialise le plus (et le mieux). Les galeristes vendent parfois le logiciel15, mais l’objet reste essentiel pour le collectionneur qui demeure méfiant vis-à-vis de l’abstraction technologique et de la durée de vie des œuvres16. 10. - Au-delà du support, la question de l’œuvre et des droits de propriété intellectuelle qui y sont attachés est essentielle quand on évoque la transmission. Le Code de la propriété intellectuelle indique que le droit d’auteur comporte des attributs d’ordre moral et d’ordre patrimonial. Si les premiers sont inaliénables, les seconds, eux, sont cessibles. Mais le droit de la propriété intellectuelle prévoit la distinction entre la propriété incorporelle et la propriété matérielle de l’œuvre. Lors de la vente d’une œuvre d’art, seule la propriété matérielle de l’œuvre est transmise (CPI, art. L. 111-3), l’acquéreur ne peut se prévaloir d’aucun des droits de l’auteur.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTQxNjY=