La Revues Fiscale du Patrimoine

2. Compensation du préjudice moral d’une personne morale 19 - Si l’administration fiscale s’est soumise à la règle jurisprudentielle dégagée par l’arrêt du 16 février 194426, elle ena toutefois relativisé la portée en considérant que le principe posé par cette décision n’étant applicable que si l’indemnité se trouve englobée dans « un patrimoine privé » distinct du « patrimoine commercial » de l’exploitant, et cette dualité de « patrimoines » n’existant pas dans le cas des personnes morales, les indemnités pour préjudice moral allouées aux sociétés devraient être prises en compte pour la détermination de leur bénéfice imposable27. La valeur juridique d’une telle restriction est intrinsèquement nulle. 20 - Nul n’ignore – et il s’agit là d’une règle basique et élémentaire du droit fiscal – que la doctrine administrative ne jouit d’aucune légitimité normative : l’Administration doit se contenter d’appliquer la loi sans la défaire ou la refaire. Compte tenu cependant de l’obscurité rédactionnelle des lois fiscales, l’administration fiscale publie régulièrement des instructions et réponses ministérielles mises à la disposition du public dans les locaux des Recettes des impôts, et qui peuvent être envisagées de deux façons différentes : soit l’administration se borne à donner son interprétation d’un texte, auquel cas la position ainsi développée ne constituera pour le juge qu’un élément d’information, soit elle entend fixer de véritables normes, auquel cas elle s’arroge un pouvoir réglementaire dont elle n’est pas constitutionnellement investie. Les instructions fiscales impératives et de portée générale peuvent ainsi toujours être annulées lorsqu’elles sont illégales ou contraires à une norme supérieure28 et le juge doit censurer le fait, pour l’Administration, d’appliquer des règles qui ne sont pas celles définies par les autorités compétentes29 ; les interprétations administratives contraires à la loi et contenues dans une instruction ne sont pas opposables au contribuable : l’administration fiscale ne peut ainsi se prévaloir de ses propres instructions pour justifier une imposition30 – une décision administrative fondée sur une instruction administrative étant alors elle aussi contraire à la loi – nonobstant le fait que ces instructions peuvent être invoquées par le contribuable en application des articles L. 80 A et L. 80 B du LPF31 ; cette règle reçoit également application lorsque l’Administration fonde sa position sur un décret, ces textes emportant seulement des conséquences fiscales et ne pouvant être regardés comme fixant une règle concernant l’assiette de l’impôt relevant du domaine de la loi 32. Dans ces conditions, la doctrine administrative – dont on relèvera, au passage, l’absence d’affirmation péremptoire, puisqu’elle emploie le conditionnel de supposition, en considérant que ces indemnités « devraient » être prises en compte pour la détermination du résultat imposable – ne saurait servir de base à une intégration de ces indemnités dans le bénéfice imposable de la société. 21 - À cela s’ajoute le fait que cette doctrine administrative subit nécessairement le contrecoup d’une jurisprudence désormais bien établie qui permet aux personnes morales de se prévaloir d’un préjudice moral 33, et qui pose corrélativement le problème de ses conséquences fiscales, l’autonomie du droit fiscal ne pouvant valider une doctrine administrative consubstantiellement dénuée de toute valeur juridique. Ces conséquences ne peuvent cependant nous conduire à faire abstraction des particularités de la fiscalité des sociétés, qui doivent nous conduire à distinguer selon que la personne morale dispose, ou non, d’une personnalité fiscale effective. A. - Préjudice moral et imposition des personnes morales dotées d’une personnalité fiscale 22 - S’il ne fait pas de doute que les indemnités perçues par les sociétés dotées d’une personnalité fiscale entrent dans la détermination de l’assiette de l’impôt, qu’il s’agisse non seulement des entités fiscalement opaques (c’est-à-dire soumises à l’impôt sur les sociétés), mais aussi de celles soumises au régime de la translucidité fiscale (c’est-à-dire des entités relevant du régime fiscal des sociétés de personnes tel qu’il procède de l’article 8 du CGI) puisque, dans ce dernier cas, la détermination du bénéfice imposable doit être opérée au niveau de la société, et eu égard à celle-ci, seule l’imposition de ce bénéfice étant transférée sur la tête des associés, la question se pose cependant de l’intégration, dans cette même assiette, des indemnités perçues en compensation d’un préjudice moral. Dès lors que celui-ci est reconnu par la jurisprudence judiciaire, il convient d’en apprécier la nature par rapport non seulement à la notion de revenu, mais aussi par rapport à la détermination du bénéfice imposable : ‰eu égard à la notion de revenu, la conclusion que nous avons dégagée s’agissant des indemnités versées aux personnes physiques s’impose34 et conduit à l’exonération de ces indemnités, quel que soit le régime fiscal de la société ; ‰mais eu égard aux règles de détermination du bénéfice imposable, et en l’absence de règles spécifiques aux personnes morales, la solution à retenir ne peut, selon nous, faire procéder que des spécificités du régime fiscal propre à chaque type de sociétés. on ne saurait concevoir qu’elle fût par elle-même productrice d’intérêts – lesquels seraient alors, en tout état de cause et compte tenu de leur origine strictement indemnitaire, soumis au même régime fiscal que l’indemnité elle-même. 26. V. n° 7. 27. BOI-BIC-PDSTK-10-30-20, 2 mars 2016, §220. 28. Benard, Réponses ministérielles : beaucoup de bruit pour rien ? : RJF 3/06, chron. 187. 29. Donnat et Casas, Les dispositions impératives à caractère général d’une circulaire ou d’une instruction font grief : AJDA 2003, p. 487. 30. CE, 27 févr. 1989, n° 57066, La Résidence du Bocage : RJF 4/89, n° 423. 31. Mercier et Plagnet, Les impôts en France, Traité de fiscalité : éd. Fr. Lefebvre, 2001-2002, n° 40. 32. CE, ass., 15 avr. 1996, no 110464, Union nationale des pharmaciens de France : RJF 6/96, n° 785. 33. CA Paris, 30 juin 2006 : D. 2006, AJ, p. 2241, obs. X. Delpech. – Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-10.278 : Dalloz actualité, 2012, obs. X. Delpech. – Cass. com., 8 mars 2016, n° 14-21.921, inédit. – Cass. 3e civ., 20 juin 2019, n° 18-12.714, inédit. – Cass. com., 30 mars 2022, n° 19-25.794, inédit. – TJ Paris, 16 mars 2023, n° 21/07529, inédit. – Cass. 1re civ., 6 déc. 2023, n° 22-20.786, inédit. 34. V. n° 15. ÉTUDES LA REVUE FISCALE DU PATRIMOINE N° 6, JUIN 2024 23

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