B. - Constat d’une défiscalisation du préjudice moral 15 - L’interprétation stricte du droit fiscal emporte pour conséquence que tout revenu dont l’imposition n’est pas prévue et organisée par la loi fiscale échappe à l’impôt ; dans ces conditions, dès lors que ni la loi elle-même, ni la jurisprudence chargée de l’interpréter n’ont intégré les indemnités pour préjudice moral parmi les revenus qu’une personne physique doit soumettre à l’impôt, force est de constater qu’elles échappent à l’impôt sur le revenu. 16 - La seule voie d’imposition ouverte aux indemnités pour préjudice moral resterait-elle celle de l’article 90 du CGI, aux termes duquel « sont considérés comme provenant de l’exercice d’une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices (...) de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus » : les indemnités pour préjudice moral pourraient-elles être considérées comme des « bénéfices non commerciaux non professionnels »soumis à l’impôt sur ce fondement ? Une réponse négative s’impose nécessairement, dans la mesure où cette imposition est littéralement réservée aux profits procurés par une occupation, c’est-à-dire les profits « actifs ». Or, il est évident que le préjudice moral ne peut procéder d’une activité, puisqu’il est précisément « subi » : l’indemnité perçue en compensation d’un tel préjudice ne peut provenir d’une source active – même si ce préjudice a été subi dans le cadre d’une activité – et doit nécessairement provenir d’une source passive. On peut alors considérer les hypothèses suivantes : ‰un professionnel exerçant son activité subit, à cette occasion, un préjudice moral causé par la diffamation d’un tiers : le préjudice n’est pas la conséquence directe de son activité, mais il est la conséquence directe du fait de ce tiers ; même s’il est subi dans le cadre de l’activité, il n’est pas la conséquence directe d’un acte commis du fait de cette activité. Il ne peut donc participer d’un revenu d’activité (même innomé) ; ‰un professionnel subit, en dehors de son activité, un préjudice moral causé par la diffamation d’un tiers : le préjudice n’a aucun lien avec son activité, mais il est seulement la conséquence directe du fait de ce tiers. Il ne peut donc participer d’un revenu d’activité (même innomé)22. Le principe posé par l’arrêt du Conseil d’État du 12 mars 198223 transparaît dans les solutions jurisprudentielles rendues, et que nous avons relevées tout au long de notre propos, et emporte pour conséquence que les indemnités versées en compensation d’un préjudice moral échappent à l’impôt, dès lors qu’elles viennent compenser un préjudice non quantifiable, puisque ne procédant ni de la perte d’un revenu, ni de la perte d’un bien – l’article 80 du CGI constituant une simple exception légale à ce principe. 17 - Cette situation peut-elle achopper sur la notion de revenu telle qu’elle procède de la logique interne du droit fiscal ? On ne peut en effet manquer de relever que le droit fiscal distingue deux conceptions majeures de la notion de revenu : d’une part, la théorie « de la source », qui définit le revenu comme étant ce qui émane de façon régulière d’une source durable aménagée par l’homme (tel étant ainsi le cas des traitements et salaires, revenus fonciers ou revenus mobiliers) ; d’autre part, la théorie « de l’enrichissement », qui qualifie de revenu tout accroissement de valeur, quelles que soient son origine et sa périodicité : il en va ainsi des bénéfices industriels et commerciaux ou des plus-values. Aucune de ces deux théories ne peut cependant conduire à une imposition des indemnités pour préjudice moral : ‰à s’en tenir à la théorie de la source, le préjudice moral ne participe pas d’une source durable de revenu, dans la mesure où il trouve essentiellement sa source dans un fait juridique qui, quelque simple ou complexe soit-il, produit un effet unique et instantané (accident, diffamation ...) ; ‰a fortiori, la théorie de l’enrichissement ne permet pas, non plus, de parvenir à l’imposition de ces indemnités, dans la mesure où elles ne caractérisent aucun accroissement de valeur d’un élément patrimonial, outre le fait que le préjudice moral est essentiellement extra-patrimonial. 18 - Fruits de l’indemnité pour préjudice moral. –Onne saurait clore cette question sans y intégrer la problématique des fruits produits par l’indemnité pour préjudice moral. La situation est ici la suivante : une personne physique perçoit une indemnité pour préjudice moral, qu’il transforme en placement financier frugifère (dépôt sur un compte rémunéré) : si l’indemnité est exonérée, en sera-t-il de même des intérêts produits par cette indemnité ? Une ancienne réponse ministérielle, aujourd’hui caduque, avait jadis précisé que « les dommages et intérêts attribués à un particulier par une décision judiciaire en réparation d’un préjudice corporel ne revêtent pas le caractère d’un revenu imposable. Toutefois, la portée de cette exonération est strictement limitée aux sommes ainsi perçues. Elle ne s’applique donc pas aux revenus procurés par le placement de ce capital ou par les biens patrimoniaux, tels que les immeubles, acquis au moyen de ces fonds »24. Si cette réponse ministérielle est devenue caduque, son principe n’en demeure pas moins d’actualité : le caractère indemnitaire est en effet circonscrit à la seule indemnité, et non aux fruits que le bénéficiaire lui fait produire, de telle sorte que, dans cette hypothèse, le montant de l’indemnité est remplacé, dans le patrimoine du contribuable, par un compte de dépôt à vue, dont le capital échappe à l’impôt, mais dont les intérêts participent de revenus mobiliers, au sens de l’article 109 du CGI, et doivent être imposés comme tels25. 22. Reste l’hypothèse d’un professionnel exerçant son activité qui suscite, de la part d’un tiers, un acte justifié dont il ressent une douleur morale (exemple : il rédige une publication dont le contenu est largement erroné, et qui est violemment contesté par un tiers, qui en démontre l’inexactitude ; ce professionnel s’estime moralement lésé) : la question du préjudice moral ne devrait alors pas se poser dans la mesure où, étant particulièrement malvenu à demander réparation de la révélation de sa propre incompétence, celle-ci étant établie, un tel préjudice ne lui sera généralement pas reconnu... 23. V. n° 3. 24. Rép. min. n° 77155 : JOAN 17 févr. 1986, p. 616, Goasduff. 25. V. BOI-RPPM-RCM-30-20-30, 20 déc. 2019, § 50. – On notera par ailleurs que, l’indemnité pour préjudice moral étant perçue de façon « instantanée », 22 LA REVUE FISCALE DU PATRIMOINE N° 6, JUIN 2024
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