Actes pratiques et strategie patrimoniale

Une telle possibilité apparaît cependant douteuse pour trois raisons au moins. Premièrement, si, en pareille hypothèse, la fiducie a été constituée dans la perspective de sa transmission future par voie de libéralité, il demeure qu’elle« procède d’une intention libérale au profit du bénéficiaire » au sens de l’article 2013 du Code civil si l’on retient que ce texte considère les mobiles qui ont présidé à l’opération (la cause concrète, pour reprendre une expression aujourd’hui datée) ; ce qui apparaît cohérent, s’agissant de débusquer une illicéité. Deuxièmement, s’il est bien vrai que rien – de plus fort, après l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 – n’interdit en principe de céder un contrat, à titre gratuit aussi bien qu’onéreux(C. civ., art. 1216 et s.) 18, il paraît bien que seuls les contrats successifs ou en cours, à l’exclusion de ceux dont l’exécution instantanée a été consommée, puissent en faire l’objet, la prétendue cession d’un contrat translatif réalisant en vérité un second transfert de droits 19. Or, le contrat de fiducie, qu’il faut se garder de confondre avec l’opération dont il n’est que l’élément déclencheur (C. civ., art. 2011) (de même que le contrat d’assurance ne se confond pas avec l’opération d’assurance à laquelle il donne naissance), appartient à cette dernière catégorie, de sorte que sa « cession » réaliserait en réalité ni plus ni moins que l’intronisation du« cessionnaire »bénéficiaire de la fiducie par intention libérale, ce qu’interdit précisément l’article 2013 du Code civil 20. Troisièmement, à supposer même que le moyen ainsi utilisé soit apte, en lui-même, à fournir indirectement ce résultat, son emploi risquerait d’entrer très exactement dans la définition qu’à la suite des travaux de Monsieur Vidal, on s’accorde généralement à donner de la fraude – l’utilisation d’un procédé efficace pour se placer artificiellement en dehors du champ d’application d’une règle obligatoire21–, fraude dont la caractérisation invaliderait l’opération, sans préjudice de l’application des sanctions fiscales dont il a été question plus haut. 2° La libéralité à charge de constituer une fiducie 9 - Une solution imparfaite. – Une autre suggestion est de disposer à titre gratuit en amont et non plus en aval de la constitution de la fiducie : il s’agirait de consentir libéralité à charge pour le gratifié de placer en fiducie tout ou partie des biens reçus 22. À la différence de la précédente, cette possibilité ne se heurte ni à l’article 2013 du Code civil ni à la fiscalité dissuasive édictée en renfort, aucune constitution ou transmission libérale de la fiducie ne venant contrarier la prohibition légale. La technique mobilisée étant simple et éprouvée, le procédé peut être facilement utilisé. Mais, indépendamment du fait qu’à moins d’être doublée d’une renonciation anticipée à agir en réduction, une libéralité avec charge ne peut grever la réserve héréditaire sans risque de remise en cause et que la compatibilité du mécanisme avec l’interdiction actuelle de transférer les biens ou droits d’unmineur dans un patrimoine fiduciaire est discutable23, il est manifeste que ses résultats ne peuvent répondre aux attentes que l’on place dans la fiducie-libéralité24. Dans la mesure où la fiducie serait voulue irrévocable, la charge de la constituer (que l’on suppose répondre à un intérêt sérieux et légitime) s’apparenterait en effet à une clause d’inaliénabilité qui ne pourrait être que temporaire25 et serait susceptible d’être levée en justice pour cause de survenance d’un intérêt jugé supérieur (C. civ., art. 9001) ; serait-elle même révocable ou d’une durée limitée, qu’elle resterait révisable en justice lorsque, par suite d’un changement de circonstances, l’exécution en serait devenue extrêmement difficile ou sérieusement dommageable(C. civ., art. 900-2). Ce qui ruinerait la prévisibilité recherchée. 3° Le recours aux techniques sociétaires 10 - Une solution complexe ?. –Une troisième voie consiste à interposer une société (une société civile ou une société par actions simplifiée) entre la constitution de la fiducie-gestion et la libéralité en faisant souscrire pour son propre compte la première par la société à laquelle le patrimoine à transmettre aura été apporté ou au nom de laquelle il aura été acquis et en faisant porter la seconde sur les parts sociales (en propriété ou démembrement) 26. La société étant ainsi à la fois constituante et bénéficiaire de la fiducie et la donation ou le legs des parts sociales lui étant étrangers, il n’y a aucun risque de contravention à la prohibition légale de la fiducie-libéralité. En même temps, la liberté d’aménagement statutaire permet d’organiser sur un mode restrictif la liberté de révocation de la fiducie par le constituant (C. civ., art. 2028), l’organisation de la dissolution de la société en lieu et place de l’extinction intempestive de la fiducie par l’effet du décès(C. civ., art. 2029)et, le cas échéant, l’aménagement de la présence au capital d’un enfant mineur, tandis que les biens ou droits de celui-ci ne pourraient être transférés dans un patrimoine fiduciaire. Le tout moyennant une fiscalité qui n’aura rien de dissuasif (C. civ., art. 408-1). mandat de protection future ou comme outil de transmission : Dr. & patr. 2012, p. 212. – Cl. Farge et J.-Fr. Desbuquois, Permettre la transmission de la fiducie-gestion : JCP N 2016, n° 39, 1284, n° 12 et s. – B. Robin et R. Lantourne, Osons la fiducie-gestion : Actes prat. strat. patrimoniale 2018, n° 1, dossier 2, n° 33. 18. V. L. Gratton, Le contrat de cession, instrument de sécurisation de la cession de contrat : RDC 2017, p. 370, spéc. I.B.1. 19. V. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations : LGDJLextenso, 8e éd., 2016, n° 851-852. – E. Jeuland et N. Balat, Rép. civ. Dalloz, v° Cession de contrat, n° 29. 20. Ce que vise aussi l’article 792 bis du CGI qui s’applique, rappelons-le, à toute « transmission dans une intention libérale de biens ou droits faisant l’objet d’un contrat de fiducie ou des fruits tirés de l’exploitation de ces biens ou droits ». 21. J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français : le principe « fraus omnia corrumpit » : D. 1957, p. 208 : « Il y a fraude chaque fois que le sujet de droit parvient à se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif ». – V. J. Ghestin et H. Barbier, Introduction générale, t. 2 : LGDJ-Lextenso, 5e éd., 2020, n° 702. – F. Terré et N. Molfessis, Introduction générale au droit : Dalloz, coll. Précis, 11e éd., 2019, n° 593. 22. 107e Congrès des notaires de France, Le financement : les moyens de ses projets, la maîtrise des risques, Cannes, 2011, n° 4489. – D. Louis-Caporal, La fiducie-libéralité, réflexion sur une opération prohibée : RTD civ. 2016, p. 49. – B. Robin et R. Lantourne, Osons la fiducie-gestion : Actes prat. strat. patrimoniale 2018, n° 1, dossier 2, n° 33. 23. Il serait raisonnable de l’admettre sur le constat que les biens objets de la libéralité à charge de constituer une fiducie entreraient dans le patrimoine du mineur d’ores et déjà grevés de cette charge, tandis que le texte prohibe seulement le transfert volontaire dans un patrimoine fiduciaire de biens du mineur supposés libres. 24. Sur lesquelles : V. supra, n° 3. 25. V. avec des doutes : H. Fabre, La fiducie comme alternative au mandat de protection future ou comme outil de transmission : Dr. & patr. 2012, p. 212. – D. Louis-Caporal, La fiducie-libéralité, réflexion sur une opération prohibée : RTD civ. 2016, p. 49. – On rappelle qu’est perpétuelle et donc nulle l’inaliénabilité stipulée pour la vie du gratifié : Cass. civ., 24 janv. 1899 : DP 1900, 1, 533. – V. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions. Les libéralités : 4e éd., 2013, n° 356. – Ph. Malaurie et Cl. Brenner, Droit des successions et des libéralités : 9e éd., 2020, n° 289. 26. Pour la présentation détaillée du mécanisme : S. Lerond et S. Nauleau, Fiducie et société civile : Dr. & patr. 2012, n° 212. – Adde : 107e Congrès des notaires de France, Le financement : les moyens de ses projets, la maîtrise des risques, Cannes, 2011, n° 4490. – H. Fabre, La fiducie comme alternative au mandat de protection future ou comme outil de transmission : Dr. & patr. 2012, p. 212. – Sur son application à l’assurance-vie : S. Lerond et G. Dumont, Quand la fiducie prend le relais de l’assurance-vie : Dr. & patr. 2011, n° 207, p. 20-24. – Sur la combinaison de la fiducie et du mandat de protection future pour organiser la transmission de l’entreprise au décès de « l’homme clef » : Cl. Farge, S. Weisgerber, B. Berger-Perrin et D. Davodet, La fiducie à effet différé, complément du mandat de protection future dans le pack prévoyance du dirigeant : JCP N 2021, n° 38-39, 1288. 39 ACTESPRATIQUES&STRATÉGIE PATRIMONIALE - N° 2 - AVRIL-MAI-JUIN 2022 - ©LEXISNEXISSA Dossier

RkJQdWJsaXNoZXIy MTQxNjY=