Actes pratiques et strategie patrimoniale

Faut-il en conclure à la pusillanimité ou même à l’incurie des pouvoirs publics ? À une obsession paranoïaque pour la fraude ? Ou bien les obstacles et les risques liés à la consécration de la fiducie-libéralité seraient-ils plus importants qu’on le dit habituellement ? Àmoins, encore, que la nécessité de celle-ci ne soit finalement moindre qu’on se plaît à le soutenir, soit que les mécanismes alternatifs qu’offre le droit français apparaissent dans l’ensemble de nature à répondre aux aspirations de la pratique jugées légitimes, soit que les subterfuges que l’on suggère régulièrement pour acclimater indirectement la fiducielibéralité en l’état du droit positif aient été regardés comme une avancée tolérable et actuellement suffisante, avant peut-être une admission plus assumée du mécanisme ? La réponse à ces questions est loin d’avoir l’évidence que d’aucuns prétendent lui donner. Dans ces conditions, le spectre de la nullité et des sanctions fiscales renforcées planant sur ceux qui s’aventureraient à braver la prohibition, il n’apparaît pas inutile de revenir sur le principe et la raison d’être de la prohibition, de manière à pouvoir apprécier plus justement sa portée concrète. Ceci fait, l’on devrait pouvoir se faire une meilleure représentation des enjeux d’une possible consécration de la fiducie-libéralité, en comparant ses attraits à ceux de ses principales alternatives, sans omettre de prendre en considération, comme on a trop tendance à le faire, ses inévitables implications. 1. De la prohibition... A. - Principe et raison d’être de la prohibition 5 - Admission du patrimoine d’affectation. – Il faut préciser avant toute chose que la nullité d’ordre public que le Code civil édicte à l’encontre du contrat de fiducie, qui procède d’une intention libérale au profit du bénéficiaire, ne s’explique en rien par une hostilité de principe envers la constitution d’un patrimoine d’affectation. Il est bien connu que les exceptions à la théorie de l’unicité du patrimoine se sont multipliées dans la législation contemporaine et, en organisant la distinction de droit des patrimoines personnels et professionnels de la personne physique, entrepreneur individuel indépendant, la récente loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante pourrait bien, au demeurant, avoir porté l’estocade à cette théorie désormais moribonde. Aussi bien le droit français des libéralités n’ignore pas l’intermédiation et les mécanismes quasi-fiduciaires ainsi que le montrent, par exemple, le régime des libéralités avec charge et la possible qualification de l’assurance-décès en libéralité indirecte. Il est également symptomatique que le trust libéral valablement constitué à l’étranger suivant la loi d’autonomie ne soit pas jugé contraire à l’ordre public international français mais relève, le cas échéant, de la même qualification lorsqu’il y a lieu de l’intégrer dans la liquidation de la succession ouverte en France15. 6 - Exagération du risque de fraude. – L’une des principales raisons avancées au soutien de la prohibition réside, comme il a été dit, dans la prévention des fraudes – fraude à l’impôt et fraude à la réserve héréditaire – dont le législateur aurait craint que la fiducie-libéralité ne devienne un instrument privilégié. Nul besoin d’insister sur ce que cette crainte ne saurait suffire en logique à fonder le principe de l’interdiction : en exigeant que la fiducie soit expresse(C. civ., art. 2012, al. 1er), que le contrat constitutif et la transmission des droits qui en résultent, si le bénéficiaire n’a pas été désigné dans le contrat, soient enregistrés dans le délai d’un mois auprès du service des impôts, à peine de nullité (C. civ., art. 2019) et que la fiducie soit inscrite sur le registre national établi à cet effet (C. civ., art. 2020), la loi a rendu pratiquement impossible toute soustraction de l’opération aux yeux du fisc et elle exclut toute possibilité de fiducielibéralité manuelle ; ce que pourrait, au demeurant, compléter la nécessité d’un acte notarié pour l’utilisation libérale du mécanisme. 7 - Question de politique successorale. –En définitive, l’explication la plus crédible de la prohibition réside dans les problèmes d’articulation que la consécration de la fiducielibéralité ne manquerait pas de poser. Non pas tant dans son articulation technique avec la liquidation successorale – des règles spécifiques pourraient certainement l’organiser sans qu’il en résulte des difficultés insurmontables – que dans l’organisation politique de la matière. Au cours des travaux parlementaires, il a ainsi été fait valoir que le droit français connaissait déjà différentes institutions destinées à pourvoir aux principales utilités de la fiducie-libéralité. À cela, il a été souvent répondu que celle-ci n’en mériterait pas moins d’être consacrée, parce qu’elle présente plus de souplesse et offrirait des possibilités que ne permet pas d’atteindre le droit positif. L’objection n’a guère de valeur : en envisageant la question sous l’angle de la seule technique et en postulant comme nécessairement souhaitables les solutions les plus libérales, l’on méconnaît de toute évidence sa dimension politique. La matière successorale étant fondamentalement liée à des choix de société, de sorte que son organisation manifeste un équilibre propre à chaque système entre liberté individuelle et devoirs familiaux, autonomie de la volonté et sujétion légale, il appartient évidemment au législateur d’apprécier s’il lui apparaît non seulement possible, dans le respect du principe de cohérence, mais aussi souhaitable d’offrir aux propriétaires des possibilités supplémentaires de planification successorale, de nature à contraindre plus fortement la ou les générations suivantes 16. Pour convaincre de la légitimité de la consécration de la fiducie-libéralité en droit français, il ne suffit donc pas de mettre concrètement en exergue telle ou telle de ses potentielles utilités. Il faut encore se demander si les applications qu’on pourrait en attendre seraient en accord avec la ligne politique du droit successoral français. Quitte, le cas échéant, à plaider pour une modification de celle-ci. Mais en assumant alors ouvertement les implications systémiques qui sont susceptibles d’en résulter plutôt que de les laisser dans l’ombre des résultats que l’institution permettrait d’atteindre, si légitimes puissent-ils paraître à certains égards. Cela dit, avant de chercher à en juger, il faut apprécier la portée exacte de la prohibition. Car divers moyens, qui permettraient d’ores et déjà d’utiliser la fiducie dans une perspective de transmission à titre gratuit sans encourir la prohibition de sa constitution à titre libéral, ont été suggérés. B. - Portée de la prohibition 1° La cession à titre gratuit du contrat de fiducie 8 - Une solution douteuse. –Une première possibilité envisagée par plusieurs auteurs et praticiens est la cession – à titre gratuit – du contrat de fiducie : celui-ci n’étant pas alors constitué à titre libéral, l’opération n’encourrait pas la nullité de l’article 2013 du Code civil et elle pourrait naturellement prendre la donation, voire le legs, pour véhicule en parfaite conformité avec l’article 893 du Code civil 17. 2021, n° 46, 1322 à 1327 ; JCP N 2021, n° 47, 1328 à 1334 ; JCP N 2021, n° 48, 1335 à 1341. 15. Le prochain numéro de la revue étant consacré autrust, on renvoie sur ce point à sa prochaine lecture. 16. V. n° 16. 17. Par ex. P. Berger, La fiducie?gestion : Actes prat. strat. patrimoniale 2011, n° 1, dossier 4, n° 26 et s. – H. Fabre, La fiducie comme alternative au 38 ©LEXISNEXISSA - ACTESPRATIQUES&STRATÉGIE PATRIMONIALE - N° 2 - AVRIL-MAI-JUIN 2022 Dossier

RkJQdWJsaXNoZXIy MTQxNjY=