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79 26. - Un autre conflit sur la stratégie a été porté devant l’assemblée générale des actionnaires de Total du 29 mai 2020. Un groupe de onze investisseurs demande l’inscription à l’ordre du jour d’un projet de résolution visant à mo- difier les statuts de la société en vue d’imposer au conseil d’administration d’indiquer dans son rapport de gestion « un plan d'action avec des étapes intermédiaires pour (i) fixer des objectifs de réduction en valeur absolue, à moyen et long terme, des émissions directes ou indirectes de gaz à effet de serre des activités de la société liées à la production, la transformation et l'achat de produits énergétiques, et à l'utilisation par les clients des produits vendus pour usage final, et (ii) les moyens mis en œuvre par la société pour atteindre ces objectifs » . Le conseil d’administration inscrit ce projet à l’ordre du jour mais ne l’agrée pas car il considère « qu'en visant à faire préciser dans les statuts de la société le contenu du rapport de gestion, la résolution porte atteinte aux prérogatives du conseil d'administration et conduit à une immixtion de l'assemblée générale dans la sphère de compétence du conseil d'administration, en violation du principe de répartition des compétences entre les organes sociaux » . On observe que la contestation sur la stratégie se double d’un débat sur la compétence des différents organes sociaux. Le projet de résolution est rejeté par 83,2 % des voix exprimées, sans que l’on puisse affirmer si l’assemblée, tenue à huis clos, a voulu désapprouver ce projet et/ou a voulu s’abstenir de porter atteinte aux prérogatives du conseil d’administration. 27. - On ne peut que se féliciter de cette implication 32 des actionnaires dans le fonctionnement et la stratégie des sociétés. Mais ce sentiment n’est pas tou- jours partagé. L’entrée de Veolia dans le capital de Suez avec l’intention d’en prendre le contrôle a déclenché de vives réactions de la part des dirigeants de cette société, sans que l’on connaisse à ce jour 33 l’opinion de ses autres actionnaires. Par ailleurs on constate en France l’émergence d’un mouvement pour encadrer les menées des actionnaires dits « activistes ». 28. - Les « activistes » investissent non par conviction de la qualité de la gestion de la société mais sur la base d’une stratégie de contestation avec la volonté de provoquer des décisions propres à impacter la valeur boursière des titres. Leurs méthodes divergent mais on retrouve souvent les mêmes démarches : ils procèdent d’abord à une analyse approfondie, sur la base d’informations publiques, des sociétés susceptibles d’entrer dans leur champ d’action ; ils prennent une participation au capital de la société retenue, par- fois par ou avec des produits dérivés ; puis ils engagent ou tentent d’engager un dialogue avec les dirigeants auxquels ils révèlent leurs analyses et les me- sures qu’ils estiment devoir être mises en œuvre. En cas d’échec, ils lancent une campagne publique pour faire connaître aux autres actionnaires, actuels et potentiels, leurs analyses et les changements qu’ils proposent : cession de filiales, de participations ou d’autres actifs, scission de la société, arrêt 32. Plan d’action : droit européen des sociétés et gouvernance d’entreprise - un cadre juridique moderne pour une plus grande implication des actionnaires et une meilleure viabilité des entreprises : Com (2012) 740, 12 déc. 2012. 33. Cette étude a été rédigée en janvier 2021. - Sur les réactions des dirigeants de Suez, V. notamment notre étude, Les défenses de Suez contre l‘OPA de Veolia : RTDF 1-2 2021, p. 1 à 85. 34. Position « Activisme actionnarial », déc. 2019, Assoc. française des entreprises privées. 35. Rapp. d’information enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 octobre 2019 et élaboré par la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire en conclusion des travaux d’une mission d’information relative à l’activisme actionnarial, avec pour co-rapporteurs MM. Éric Woerth et Benjamin Dirx. 36. Rapp. Activisme actionnarial, nov. 2019, groupe présidé par M. Michel Prada, avec pour rapporteur Me Benjamin Kanovitch. 37. Groupe de travail « Gouvernance actionnariale et pratique de marché », 6 janv. 2020, Paris Europlace. 38. AMF, communication sur l’activisme actionnarial, avr. 2020. 39. H. Synvet, Activisme actionnarial - Propos impertinents sur l’activisme actionnarial : RD bancaire et fin. 2020, dossier 34. 40. V . la décision de la commission des sanctions de l’AMF infligeant une sanction pécuniaire à deux fonds Elliott pour qualification imprécise des instruments financiers utilisés et retard dans les réponses données aux enquêteurs : AMF CDS, 17 avr. 2020, n° 3, SAN-2020-04 : RTD com. n° 2/2020, p. 406, note Th. De Ravel d’Esclapon ; Rev. sociétés 2020, p. 445, note P.-H. Conac ; D. 2020, p. 1344, note D. Schmidt. 41. J. Ripoull, De la RSE au PSE : Les Échos, 25 nov. 2020. d’activités polluantes ou non rentables, abandon d’un projet d’opération finan- cière inopportun ou trop coûteux... Cette campagne de communication utilise les médias, les réseaux sociaux, les contacts directs avec les agences de conseil en vote et les actionnaires influents. Elle a pour but de « rassembler » sans donner prise à une qualification d’action de concert. Les activistes inter- viennent lors des assemblées générales avec le soutien d’autres actionnaires pour faire admettre leurs propositions. L’importance du capital fédéré et la qualité de la réplique de la société visée déterminent l’issue de l’opération. 29. - En fin 2019 et au début de 2020, de nombreuses prises de position émises en France relatives aux activistes ont été publiées : l’une de l’Asso- ciation française des entreprises privées 34 ; une autre de la commission des finances de l’Assemblée nationale 35 ; une autre du Club des Juristes 36 ; une autre de Paris Europlace 37 ; et finalement une communication de l’Autorité des marchés financiers 38 . Ces documents, qui ne suscitent pas une adhésion sans réserve 39 , contiennent pour l’essentiel deux reproches adressés aux ac- tivistes. Selon le premier, ils adopteraient un comportement préjudiciable à la transparence 40 , à la loyauté et au bon fonctionnement du marché. Si tel est le cas, le régulateur appliquera les sanctions prévues à l’encontre de tout ac- tionnaire qui agirait de la sorte. Le second reproche avance que les activistes auraient pour objectif de réaliser des profits à court terme aux dépens de la création de valeur à long terme. Cet objectif, à le supposer avéré, n’est pas interdit par la loi. Aux actionnaires de faire leurs choix. 30. - Cette rapide évocation de quelques conflits récents ne renseigne pas sur les conflits à venir dont le champ se trouve sensiblement élargi par la loi Pacte du 22 mai 2019. La prise en considération des enjeux sociaux et environne- mentaux et la mise en œuvre des objectifs issus de la « raison d'être » ou des « missions » que la société s’assigne constituent des sources potentielles de contestation. Ces enjeux et objectifs peuvent opposer les actionnaires entre eux, les uns ayant pour priorité la rentabilité de leur mise de fonds, les autres privilégiant le caractère socialement responsable de leur investissement. Ils peuvent aussi opposer les actionnaires aux dirigeants, les premiers re- prochant aux seconds de n’avoir pas suffisamment répondu, ou d’avoir trop répondu, à ces enjeux et objectifs. La gouvernance de la société peut s’en trouver affaiblie, sa stratégie oscillant ou alternant selon les pressions exer- cées sur les dirigeants ou selon la situation financière 41 de la société. À ces pressions peuvent s’ajouter celles émanant de tiers - indépendants, parties prenantes, syndicats, ou entités à la poursuite d’un intérêt général - qui mi- literaient à l’encontre de la société pour faire sanctionner des manquements à ces enjeux et objectifs. Il est encore trop tôt pour exprimer une opinion sur de telles éventualités.
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