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STRATÉGIED'ENTREPRISE 76 10. - L’article 1833 permet donc de sanctionner tout acte ou décision pris dans le dessein d’avantager certains associés au détriment des autres. La sanction consiste soit en la responsabilité 10 des auteurs de la violation du texte, soit en l’annulation de l’acte ou de la décision ; l’annulation trouve un fondement solide soit dans la fraude, soit dans l’article 1844-10 du Code civil édictant la nullité des actes ou délibérations pris en violation d’une « disposition impérative du présent titre » : l’article 1833 est une disposition impérative dudit titre ce qu’affirme cette disposition par l’emploi du verbe « doit » et se trouve confirmé par les dispositions des articles 1844-10, alinéa 3, et 1871 du Code civil et de l’article L. 235-1, alinéa 2, du Code de commerce. 11. - Les développements qui précèdent conduisent à s’interroger sur la théo- rie jurisprudentielle de l’abus de majorité : pour la Cour de cassation, l’abus de majorité n’est constitué que si la décision a été prise contrairement à l’intérêt de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité 11 . Selon cette définition, il ne suffit pas, pour caractériser l’abus, de constater la rupture de l’intérêt commun des associés ; il faut encore démontrer que l’acte ou la décision ayant provoqué cette rupture est contraire, ou non conforme, à l’intérêt social. Cette seconde condition, imposée et enseignée depuis 60 ans, n’a pas de sens 12 . En effet une décision majoritaire prise dans le dessein de favoriser les uns au détri- ment des autres viole l’article 1833, ce qui suffit à justifier son annulation. Subordonner l’annulation à la démonstration d’une contrariété à l’intérêt so- cial revient à donner licence aux majoritaires de spolier les minoritaires tant que le patrimoine social n’est pas affecté, et à refuser de réparer en nature le dommage subi par les minoritaires spoliés parce que la société elle-même n’a subi aucun dommage : l’intérêt social ne saurait donc faire échec à l’applica- tion de l’article 1240 du Code civil. 12. - Aussi peut-on recommander aux plaideurs de fonder leur demande en réparation de leur préjudice non point sur la théorie de l’abus de majorité mais sur l’article 1833, la faute ou la fraude. 2. Conflits sur la gouvernance 13. - Nous entendons ici par « gouvernance » l’ensemble des règles légales, statutaires, conventionnelles 13 et issues de codes de conduite qui régissent la structure de la société (direction, conseil d’administration ou de surveillance, comités, assemblées générales), la composition de ces organes, la répartition des droits et pouvoirs, les processus de décision et les modalités du contrôle. Les conflits relatifs à la gouvernance ont pour objet de mettre en question ou de remettre en cause la manière selon laquelle la société est gouvernée. Ils opposent soit les actionnaires aux dirigeants soit les actionnaires entre eux. 10. Cass. com., 10 avr. 2019, n° 17-14.790, inédit : JurisData n° 2019-005678 ; Rev. sociétés 2019, p. 513 ; BJS juill. 2019, n° 119y9, p. 29, note Th. De Ravel d’Esclapon. - L’arrêt prononce une cassation sur le fondement des articles 1240 et 1833 du Code civil, la cour d’appel ayant rejeté une demande en indemnisation formée par des minoritaires contre un montage favorisant indirectement les majoritaires. 11. Cass. civ., 18 avr. 1961 : JCP G 1961, II, 12164, note D. B. ; Grands arrêts de la jurisprudence commerciale, n° 69, p. 226, note Noirel ; D. 1961, p. 661 ; S. 1961, 2, 57, note A. Dalsace. 12. De plus, elle est aujourd’hui contredite par l’article 169 de la loi Pacte du 22 mai 2019 qui modifie l’alinéa 3 de l’article 1844-10 en excluant la contrariété à l’intérêt social comme cause de nullité des actes et délibération des organes sociaux (L. n° 2019-486, 22 mai 2019, art. 169 : JO 23 mai 2019, texte n° 2 ; JCP E 2019, act. 281 ; JCP E 2019, act. 359. - Pour un dossier sur la loi Pacte, V. JCP E 2019, 1317 et s.). Dès lors, il n’est plus admissible de subordonner la nullité pour abus de majorité à la constatation d’une contrariété à l’intérêt social, car ce serait faire de cette contrariété une cause de nullité, ce que l’article 1844-10, alinéa 3, prohibe. 13. Les pactes entre associés stipulant la répartition du capital entre les associés, l’interdiction de monter au capital ou de céder avant un terme fixé, la limitation des droits de vote ou l’octroi de droits de vote double, et la représentation des associés au sein des organes de direction et d’administration, participent à la définition de la gouvernance. V. not. : A qui appartient Stellantis ? : Les Échos, 20 janv. 2021. 14. Cass. com., 5 juill. 2016, n° 14-23.904 : Dr. sociétés 2016, comm. 207, note C. Coupet ; Rev. sociétés 2016, p. 601. - JCl. Sociétés Traité, Synthèse 30. 15. Rev. sociétés 2019, p. 401. 16. T. com. Paris, 14 oct. 2020, n° 2020000303 : BJS déc. 2020, n° 121p2, p. 18, note E. Schlumberger ; BJB nov.-déc. 2020, n° 119j6, p. 52, note D. Schmidt. 17. CA Paris, 17 déc. 2020, n° 20/14832 : BJB janv. 2021, n° 119n1, note D. Schmidt. A. - Les conflits entre actionnaires et dirigeants 14. - Les dirigeants aspirent à la liberté dans l’exercice de leurs fonctions opérationnelles sans être entravés par des actionnaires, seraient-ils majori- taires 14 . Le différend entre les sociétés Scor et Covéa (évoqué au verset n° 3 ci-dessus) relate cette volonté d’autonomie : les dirigeants de Scor ont avancé que le conseil d’administration avait jugé légitime et conforme à l’intérêt social la « nécessité pour Scor de conserver une pleine indépendance et une totale autonomie opérationnelle » , et ils ont jugé cette nécessité incompatible avec l’offre de prise de contrôle présentée par Covéa. Que signifie l’indépendance revendiquée ? Une société vit dans son écosystème ; elle n’est indépendante ni de ses clients, ni de ses fournisseurs, ni de ses donneurs de crédit, ni de ses salariés. Scor ne fait pas exception. S’agit-il alors de l’indépendance de la société vis-à-vis de ses actionnaires ? Une société n’est pas indépendante de ses actionnaires ; ils la financent et prennent pour elle des décisions majeures en assemblée. L’indépendance revendiquée serait donc celle des organes de direction qui entendent que l’actionnariat demeure largement dilué de sorte qu’aucun actionnaire ou groupement d’actionnaires ne puisse peser sur leur autonomie opérationnelle. 15. - Face à cette conception de la gouvernance prend place le pouvoir des actionnaires de révoquer les dirigeants. Rappelons que le droit de révoquer ad nutum un mandataire social n’est pas subordonné à la preuve de la confor- mité de la révocation à l’intérêt social. Ce droit relève de la structure des pou- voirs dans la société anonyme conférant aux seules assemblées générales les pouvoirs de nommer et de révoquer les mandataires sociaux. L’exercice de ce droit peut soulever des difficultés. Un arrêt rendu le 14 novembre 2018, suivi d’un arrêt rectificatif du 27 mars 2019 15 , en témoigne. Dans le cas d’une pro- cédure en indemnisation introduite par un dirigeant révoqué, la cour d’appel avait estimé, au vu de la convention stipulant une indemnité en cas d’absence de juste motif de révocation, que la perte de confiance des actionnaires « constitue un motif légitime de révocation » . Son arrêt est cassé pour n’avoir pas recherché « si cette perte de confiance était de nature à compromettre l'intérêt social » . On peine à comprendre ce motif de cassation car on ne voit pas si et comment une perte de confiance peut compromettre ou satisfaire l’intérêt d’une société. La Cour a peut-être voulu signifier que la perte de confiance ne peut motiver l’absence d’indemnité que si elle repose sur des faits objectifs. L’invocation de l’intérêt social ne trouve ici aucune explication puisque la ques- tion ne concerne pas l’intérêt de la société mais l’attribution d’une indemnité pour rupture de mandat sans juste motif. 16. - L’exercice des droits tendant à modifier les organes sociaux a été sérieu- sement contrecarré par les décisions du tribunal de commerce de Paris 16 puis de la cour d’appel de Paris 17 qui rejettent la demande présentée sur le fondement de l’article L. 225-103 du Code de commerce par deux commanditaires déte-

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