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75 5. - On observe incidemment que les textes législatifs régissant les socié- tés commerciales ne contiennent aucune disposition d’ordre général 4 défi- nissant le conflit d’intérêts, imposant sa révélation, sanctionnant l’absence de révélation et prévoyant la réparation du préjudice résultant d’un acte ou d’une décision pris sous l’empire du conflit. Ces questions, en revanche, sont abordées dans différents codes de conduite, dont celui du MEDEF-AFEP, qui n’acquièrent une valeur normative qu’auprès des sociétés y adhérant. En l’es- pèce, le règlement intérieur de Scor stipulait l’obligation de révéler le conflit. Ce texte permet au tribunal de juger que le manquement à cette obligation constitue une faute. Mais comme M. D n’avait pris part à aucun acte ou dé- cision au sein de Scor, le conflit était resté potentiel, de sorte que sa faute n’avait pas causé un dommage. En conséquence, le tribunal n’a pas prononcé à son encontre une condamnation en indemnisation du chef de non-révélation du conflit d’intérêts. 6. - Au conflit potentiel s’oppose le conflit effectif qui se traduit par des actes ou des décisions pris par la personne en situation de conflit. La Cour de cas- sation 5 a connu d’un conflit effectif dans les termes suivants : le conseil d’ad- ministration d’une société mère avait désigné deux de ses actionnaires pour occuper des fonctions de président et de directeur général au sein de sa filiale. Deux administrateurs de la société mère siégeaient aussi au conseil d’admi- nistration de la filiale au cours duquel ils ont voté leur propre nomination à ces fonctions directoriales. La société mère les a assignés en responsabilité pour violation de leur obligation de loyauté. La cour d’appel prononce à leur encontre une condamnation à des dommages-intérêts pour « manquement à leur devoir de loyauté » . On constate que ces deux administrateurs avaient la charge de deux devoirs : loyauté envers la société mère, dont ils doivent res- pecter les décisions, et loyauté envers la filiale, dont ils sont administrateurs. Ces deux devoirs entrent en opposition si l’intérêt de la filiale commande que la décision de la société mère ne soit pas suivie d’effet. Comment régir un tel conflit d’intérêts ? 7. - Pour résoudre le dilemme, la Cour de cassation énonce dans un attendu de principe : « Attendu que si l'administrateur d'une société exerce en principe librement son droit de vote, dans l'intérêt de la société, le devoir de loyauté auquel l'administrateur d'une société-mère est tenu à l'égard de celle-ci l'oblige, lorsqu'une décision est votée par le conseil d'administration de cette société, à voter dans le même sens au sein du conseil d'administration de la filiale, sauf lorsque cette décision est contraire à l'intérêt social de cette filiale » . Puis elle casse l’arrêt d’appel pour n’avoir pas recherché si la décision prise par le conseil d’administration de la société mère n’était pas contraire à l’intérêt social de sa filiale. La décision de la société mère n’oblige pas les administrateurs communs si elle est contraire à l’intérêt de sa filiale. Cette prise de position de la Cour est ingénieuse car elle supprime le conflit d’intérêts : elle évacue le dilemme dans 4. Il existe des dispositions particulières, notamment celles régissant les conventions réglementées et certaines hypothèses de vote intéressé. 5. Cass. com., 22 mai 2019, n° 17-13.565, F-P+B+R+I : JurisData n° 2019-008473 ; JCP E 2019, II, 1296, note R. Mortier ; D. 2019, p. 1316, note D. Schmidt ; JCP G 2019, II, 774, note B. Dondero ; Dr. sociétés 2019, comm. 121, note R. Mortier. 6. TLF, Dictionnaire de la langue française du XIXe et du XXe siècle : Ed. CNRS, Paris, V° Commun. 7. Le 10 octobre 2000, la chambre commerciale de la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir énoncé « à bon droit » que « l’intérêt commun est le même pour chaque associé et permet à chacun d’eux de retirer un bénéfice personnel à proportion du bénéfice collectif » (Cass. com., 10 oct. 2000, n° 98-10.236 : JurisData n° 2000-006420 ; BJS 2001, p. 181 § 49, note P. Scholer ; Dr. sociétés 2001, comm. 20, obs. Th. Bonneau ; JCP E 2001, p. 85, note A. Viandier).. 8. Par arrêt du 18 juin 2002 (Cass. com., 18 juin 2002, n° 99-11.999 : JurisData n° 2002-014876 ; BJS 2002, p. 1221, note S. Sylvestre ; JCP G 2002, II, 10180, note H. Hovasse), la chambre commerciale de la Cour de cassation rejette un pourvoi soutenant que l’opération contestée de réduction de capital à zéro suivie d’une augmentation subséquente de capital réservée à un tiers viole l’intérêt commun des actionnaires ; elle relève que l’opération « n’avait cependant pas nui à l’intérêt des actionnaires, fussent ils minoritaires, qui, d’une façon ou d’une autre-réalisation de l’opération ou dépôt de bilan-, auraient eu une situation identique, les actionnaires majoritaires subissant par ailleurs le même sort ». 9. Cass. com., 30 sept. 2020, n° 18-22.076, P+B : JurisData n° 2020-015324 ; D. 2020, p. 2273, note D. Schmidt ; JCP E 2020, act. 702 ; JCP G 2020, 1382, note R. Mortier. lequel étaient placés les deux administrateurs pour élever le débat au niveau du groupe et de la divergence d’intérêts entre la société mère et sa filiale. B. - L’actionnaire 8. - Un actionnaire se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il poursuit un intérêt personnel opposé à l’intérêt commun. Quelques mots de définition. L’intérêt commun des associés est une notion juridique énoncée à l’article 1833 du Code civil : « toute société... doit être constituée dans l'intérêt commun des associés » . Est commun ce « qui s'applique, qui appartient ou incombe à toutes les personnes ou à toutes les choses d'un ensemble considéré » 6 . Les associés d’une même société partagent tous le même intérêt : chacun entend recevoir ce qui lui revient au titre de sa participation dans la société 7 ; il en découle que les effets d’un acte ou d’une délibération des organes sociaux doivent s’appliquer à tous les associés et profiter (ou préjudicier) à chaque associé en proportion de ses droits dans la société. À l’opposé, un actionnaire peut vouloir exercer ses droits et pouvoirs dans la société pour satisfaire non cet intérêt commun mais son intérêt personnel, en s’attribuant un avantage au préjudice de ses coassociés. Cet intérêt personnel entre en conflit avec l’intérêt commun. L’inté- rêt commun est méconnu si l’acte ou la décision et ses effets ne profitent qu’à certains associés au détriment des autres, ou ne portent préjudice qu’à certains associés, en épargnant les autres 8 . 9. - L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 30 septembre 2020 9 livre une illustration de ce conflit entre intérêt personnel et intérêt commun. Le groupe majoritaire avait approuvé l’apport à la société du fonds de commerce appartenant à l’un de ses membres et la rémunération de cet apport par l’attribution d’actions nouvelles. Pour fixer le nombre d’actions à créer, les majoritaires n’avaient pas majoré la valeur du fonds mais avaient mi- noré la valeur de la société et donc celle des actions nouvelles. Cette manœuvre a eu pour résultat la création d’un trop grand nombre d’actions, provoquant ainsi la dilution de la participation de l’actionnaire minoritaire et la réduction corré- lative de ses droits dans le partage du profit social. La cour d’appel avait rejeté l’action en indemnisation formée par le minoritaire en considérant que l’apport du fonds de commerce n’était pas contraire à l’intérêt de la société. Sa décision est cassée pour n’avoir pas recherché, comme elle y était invitée, si l’opération d’apport orchestrée par les majoritaires n’avait pas conduit, par la sous-évalua- tion de la société et l’octroi corrélatif d’actions nouvelles nombreuses, à priver illégitimement le minoritaire d’une partie de ses droits en diluant sa participation au capital. La cassation est prononcée au visa de l’article 1382 du Code civil, devenu 1240, et du principe selon lequel la fraude corrompt tout. En l’espèce, la faute consiste en la violation de l’intérêt commun des associés et la fraude réside dans le profit illicite au regard de ce texte.

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